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Akalé Wubé & Girma Bèyènè

Le Grand Entretien

Addis Addicts
En seulement huit ans, le quintette parisien Akalé Wubé s'est imposé comme le groupe phare de l'éthio-jazz. La meute de jeunes félins, qui fait souffler un vent nouveau sur le groove abyssinien, a sorti de sa réserve le vieux lion Girma Bèyènè, pour un album captivant, Mistakes on Purpose (Prado Records/Buda Musique), en guise de volume 30 des Ethiopiques, la célèbre collection de pépites lancée par Francis Falceto. Consécration. Rencontre avec le batteur David Georgelet, pour une plongée dans le swing d'Addis-Abeba.
Ben

David, toi qui as joué dans des formations de styles différents, qu’est-ce qui t’a séduit dans cette musique éthiopienne ?
Son côté universel. C'est une musique relativement simple, qui fait référence à la musique afro-américaine. L'éthio-jazz n'est pas une musique traditionnelle éthiopienne, mais la façon dont les musiciens locaux se sont approprié le jazz, le funk, mais aussi les crooners américains, notamment chez Girma, qui est fan de Frank Sinatra et d'Elvis Presley. Quand tu écoutes cette musique, tu ressens une sorte d'évidence, d'universalité comme je te le disais, qui explique l'engouement occidental pour cette gamme éthiopienne, tout de suite reconnaissable, et les rythmes éthiopiens.

Akalé Wubé en apporte une lecture moderne plus qu’un revival.
Comme nous venons du jazz et de l'impro, nous sommes très proches de l'attitude de ces musiciens éthiopiens, qui, dans les années 60, reprenaient les standards de jazz à leur manière, avec leurs sons. Avec environ quarante ans d'écart, nous avons écouté les mêmes chansons et adopté la même démarche, avec notre propre son, plus actuel. Mais nous n'avions ni la volonté d'être contemporains, ni celle de singer cette musique ou de la jouer à l'identique. Nous ne sommes pas schizophrènes et nous ne devenons pas éthio-piens parce que nous jouons de l'éthio-jazz. Il s'agit de notre vision, rien de plus.

Quel est le thème de la complainte "Bèmèlkesh aydèlèm", dans laquelle Girma propose un spoken word sur une musique afrobeat ?
Les paroles de cette chanson sont extrêmement émouvantes. Lorsqu'il vivait aux Etats-Unis, Girma a perdu sa femme, qui était son âme sœur. Il ne s'en est jamais vraiment remis. Dans ce texte, il raconte qu'il ne passe pas une journée sans elle, il se lève le matin en regardant son portrait et se couche en pensant à elle. Il voulait supprimer ce titre, craignant de ne pas pouvoir l'assumer, mais nous l'avons évidemment gardé. Quand Francis Falceto l'a fait écouter aux proches de Girma, en Ethiopie, tout le monde s'est effondré. Girma a finalement accepté de la mettre sur l'album. Il est rare qu'un Ethiopien se livre de la sorte. Quand Girma parle de sa femme, il n'est jamais dans le pathos, mais dans ce texte, il a fendu l'armure.

Comment avez-vous rencontré Girma, l’une des dernières légendes de l’éthio-jazz ?
La connexion s'est faite grâce à Francis. Nous lui avons fait par de nos envies futures et de nos doutes, du fait que le groupe, jusqu'ici instrumental, peinait à sortir d'un certain microcosme. Fallait-il recruter un chanteur ? Cinq jours après, il nous rappelle en nous disant que Girma Bèyènè veut reprendre du service et que, musicalement et humainement, ça collerait parfaitement entre nous. Girma souhaitait remonter sur scène, lui qui a arrêté de jouer pendant vingt-cinq ans ! Et là, sans savoir pourquoi, il a dit banco.

Après une telle traversée du désert, vous deviez avoir quelques appréhensions sur ses capacités.
C'est un grand monsieur de la musique éthiopienne, mais on ne savait pas du tout comment se passerait ce retour. Oui, il y avait un peu d'appréhension, mais surtout la conviction que la seule chose à perdre serait de ne pas essayer. Nous sommes partis à Addis-Abeba en 2010 avant que Girma nous rejoigne à Paris pour un concert au Studio de l'Ermitage, en septembre 2015. Ce fut dantesque et émouvant à la fois, une sorte de cadeau commun. Dès les premières notes, nous étions reliés. D'ailleurs, malgré notre différence d'âge, nous avons les mêmes influences musicales et connaissons les mêmes disques. A vrai dire, je ressens parfois plus de décalage avec un gars de mon âge (quarante ans), qui va me parler d'Oasis, de U2 ou de groupes de pop-rock de ma génération. Ce n'est pas ma culture. Bref, six mois après ce concert, Francis nous rappelle pour nous conseiller de faire un disque ; nous avons contacté Girma pour lui proposer d'enregistrer sans lui promettre la lune ; on a lancé une campagne de crowdfunding pour payer les ingénieurs du son (7000 euros), Francis a écouté le son, enregistré dans notre studio, et a dé-cidé d'en faire le volume 30 des Ethiopiques. Le Graal !

Une consécration qui devrait vous permettre de toucher le grand public.
C'est vrai qu'à part le Studio de l'Ermitage, qui nous soutient depuis nos débuts, on peine à enchaîner les dates... Avec ce disque plus marqué chanson, nous toucherons certainement plus de personnes, mais jusqu'ici, du fait de ne pas avoir de "frontman", nous étions catalogués "jazz non mainstream". Est-ce que ce disque va nous permettre de passer un cap ? Je l'espère et le crois sincèrement. Tout comme je pense que Girma a saisi l'importance de ce projet pour sa carrière, peut-être s'agit-il de son dernier challenge... Je crois qu'il ressent une petite frustration de ne pas avoir fait la carrière d'un Mulatu Astatke ou d'un Mahmoud Ahmed.

Comment expliques-tu son éclipse de vingt-cinq ans ?
Je ne suis pas dans le secret des dieux. Je pense que cela s'explique par son exil aux Etats-Unis, mais aussi par son tempérament, extrêmement pudique et modeste. Il a connu un beau succès, en tant qu'arrangeur notamment, mais peut-être malgré lui... Il n'a pas la force, la confiance inaltérable d'un Mulatu, qui, parfois de manière excessive, va claironner : "Je suis le boss !".

Avant de déferler sur le monde, l’éthio-jazz était surtout joué par des fanfares militaires et des groupes officiels (Orchestre de la Garde impériale, le Police Ochestra etc.). Comment expliques-tu son ouverture sur le monde ?
Il y a eu plusieurs étapes. Durant le règne de l'empereur Haïlé Selassié, cette musique était en effet jouée par des orchestres officiels, puis ça s'est libéralisé entre années 60 et jusqu'en 1974 (date de la Révolution éthiopienne et de l'avènement de la dictature socialiste du lieutenant-colonel Mengistu, ndlr), avec les premiers disques passés sous le manteau. Nous n'en avons pas parlé avec Girma, seule comptait la musique. Il a fallu beaucoup de courage de la part de certains pour braver les interdits.

Comment les musiciens locaux vous perçoivent-ils, notamment les artistes azmaris, ces bardes locaux qui sont des chroniqueurs de la société ?
On a donné cinq concerts en Ethiopie, organisés par l'Alliance Française, et avons joué, en 2010, au Fendika, l'azmaribet du danseur Melaku Belay, l'un des plus courus. Tu joues dans ce petit espace recouvert de tentures, avec des danseurs locaux, quelle soirée ! Certains spectateurs étaient nostalgiques car les
musiciens locaux jouent le répertoire de façon très contemporaine, avec des instruments modernes, alors que nous, nous avions ce son d'époque. Je pense qu'ils étaient fiers que des étrangers rendent hommage à leur musique et ne se comportent pas comme des touristes milliardaires qui singent leur répertoire. Ce serait le rêve de retourner y jouer avec Girma, mais cela dépendra, entre autres, de la situation politique actuelle (suite aux tensions ethniques, les autorités éthiopiennes ont déclaré le 9 octobre l’état d’urgence pour une durée de 6 mois, ndlr).

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