Tous les coups de coeur de la rédaction

Entretien

Arno

L'âme de fond du rock

Frontalement humain
Dans son nouvel album, "Human Incognito", l'iconoclaste rockeur belge de 66 ans pose un regard caustique sur le monde actuel et lui colle quelques rustines surréalistes. Musique Magritte, rock rebelle, poésie un rien potache et gueules de bois... Capable d'écrire une phrase comme "J'ai bu comme un chien sans dents", Arno dynamite le train-train quotidien. Certains diront que c'est dans les vieux pots belges qu'on fait la meilleure soupe rock. C'est vrai, sauf qu'Arno ne vieillit pas.

Dans votre titre "Je veux vivre", vous rêvez d'un monde "où dieu est amoureux et où les cons ne font pas de bruit". Ce texte prend une étrange résonance depuis les attentats de Paris.
J'ai écrit ce titre bien avant cet odieux attentat... C'est vrai qu'on a besoin plus que jamais d'utopie. Je devais jouer au Bataclan au mois de mars prochain, c'est une salle que j'apprécie beaucoup, où je me suis souvent produit. Nous sommes tous touchés par cet acte dégueulasse... Le monde change depuis quelques années, il n'est pas très ragoûtant avec, d'un côté, ces fous de dieu, et de l'autre cette France blonde et d'extrême droite. Bref, nous sommes encerclés par les cons ; les extrémistes se nourrissent les uns les autres comme des charognes... Pas besoin d'être devin pour voir que le conservatisme a une érection de la taille de la Tour Eiffel.

Que vouliez-vous illustrer avec ce titre "Human Incognito" et cette pochette d'album représentant votre corps sans tête ?
Je voulais me faire passer pour un voyeur, un homme qui vit sans tête (rire) et qui veut passer incognito parmi les hommes. Il observe le monde dans lequel il évolue, mais ne peut rien changer, ou du moins pas grand-chose. Je voulais l'expri-mer avec une touche surréaliste, j'ai toujours aimé ça, l'absurde, c'est parfois une bonne excuse...

C'est-à-dire ?
Le surréalisme est à la fois une façon de se cacher et un médicament, une excuse et une pilule. Comme je te le disais, je ne peux ni changer le monde ni le guérir, je ne peux qu'observer ses évolutions et cons-tater ses dérives, mais je refuse de vivre dans la nostalgie... Alors, je sauve mes fesses avec le surréalisme. C'est un humour décalé qui permet de digérer tout ce bazar. Voilà pourquoi je dis que j'écris des chansons avec une larme et un sourire. Ou que j'écris que les "jolies chansons ne tuent pas la réalité" (dans "Quand je pense à toi").

Dans votre précédent album, "Futur Vintage", vous dressiez le constat de la faillite politique de l'Europe et des Etats-Unis. Aujourd'hui, serait-ce celle de l'être humain ?
Comme tu y vas ! Dans mes chansons, je m'inspire des gens que je croise, ils sont ma respiration. Je suis un voyeur, un vampire, je me nourris de toutes mes observations. Je passe de longues heures, en ter-rasse de cafés ou dans les bars à les regarder, écouter leurs conversations... Et que fait l'être humain ? Des guerres, des enfants, de bon-nes choses et des conneries... Et moi aussi puisque je vis dans cette mêlée. Face au conservatisme latent, je suis très curieux de voir com-ment tout ça va évoluer.

On retrouve votre empathie pour les loosers et les gueules cassées. Dans le titre "Santé", vous buvez à la santé "de tous les cocus du monde entier". Qu'est-ce que vous aimez chez eux ?
Ecrire des chansons, faire de la scène, c'est une forme de thérapie, cela me permet d'accepter ces situations que j'ai moi-même vécues. Les cocus, je les trouve admirable avec leurs blessures, leur sentiment d'abandon. Etre trompé, cela suppose qu'on est deux et qu'on a été amoureux. C'est quand même plus intéressant que de vivre tout seul dans son coin en se foutant des autres.

Finalement, l'homme n'est pas si incognito que ça dans ce disque.
Oui, mais il tend à s'autocensurer. Dans les années 60 et 70, tu voyais des seins nus à la télé, sur les plages, l'époque n'était pas aussi puritaine qu'aujourd'hui. On n'ose même plus dire des gros mots. Quel bazar ! On fait beaucoup de bruit tout en communiquant à distance, par écrans interposés. Prend n'importe quelle famille, les parents et les enfants sont devant leur smartphone ou leur tablette, ils ne se parlent plus mais communiquent avec le monde entier ! Voilà pourquoi je parle d'être humain incognito.

Est-ce pour cela que vous écrivez "Il y a un temps dans la vie pour protester, un temps dans l'amour pour se reposer" dans le titre "I'm just an old motherfucker" ? Une façon de se mettre en retrait ?
Non, là encore c'est l'observation d’un vieux bonhomme de 66 ans. Ma génération a vécu avec le cul dans du beurre. Dans les années 60, il y avait de la solidarité. Par ex-emple, je n'ai jamais fumé un joint tout seul. On partait en auto-stop à Katmandou, bref tout était possible, le ciel était notre seule limite. Nous étions aussi en révolte contre le système et nous avons tenté de changer la donne. Aujourd'hui, nous avons mille fois plus de raisons de descendre dans la rue pour faire la révolution, mais rien ne se passe... On a fait tout le bazar à l'époque, c'est la première fois que les jeunes ont créé leur propre culture, il faut s'en rappeler. Alors, je ne peux pas me plaindre, je suis un vieux "motherfucker" qui souhaite aux jeunes la même adrénaline de vie. Et surtout pas que les conservateurs de tout poil en écrivent les grandes lignes à leur place.

Dans le même ordre d'idée, vous déplorez l’embourgeoisement actuel du rock et la perte de son aspect subversif.
C'est ce que j'évoquais dans mon précédent album, "Futur Vintage" (sorti en 2012, chez Naïve, ndlr). La musique est à l'image de la société, le rock a perdu son "roll". Le rock'n' roll est devenu très conservateur, "middle-class and blue eyes" (titre de l'une de ses chansons au sein du groupe TC Matic, datant de 1982, ndlr), il n'y a plus de révoltes, beaucoup ont courbé l'échine. Regarde les jeunes groupes de rock actuels, ils sont dans une veine rétro, ils s’ha-billent comme leurs grands-pères ! (sourire narquois) Il ne faut pas oublier que cette musique vient d'une révolte contre le système : la première fois que j'ai entendu Elvis, dans les années 50, j'avais huit ans, ça m'a réveillé !

Pas de ça chez vous... Vous livrez un album très rock, presque animal, avec des guitares qui cinglent et moins de synthés que sur les disques précédents.
Cela vient de Catherine Marks (ingénieur du son australienne basée à Londres, qui a travaillé avec Foals, PJ Harvey, Kanye West, Placebo etc., ndlr), qui a des connaissances techniques incroyables sur les micros. Elle est à l'origine du son de cet album, très brut en effet, et produit par John Parish, qu'on ne présente plus. Ça me trotte déjà dans le ciboulot : après la tournée actuelle, je ferai un album encore plus rock, plus dépouillé, du rock qui roll sans chichis.

Bref, pas question de se renier, comme vous le chantez dans la chanson "Quand je pense à toi" : "J'ai perdu ma jeunesse, mais j'aime encore Elvis".
Bah, j'ai peut-être perdu ma jeunesse, mais je n'ai pas pour autant trouvé ma vieillesse ! (rire)

—  Ben

En savoir plus

Retour