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Interview

Emily Loizeau et le Lou

Rendez-vous à la Cantine Vagabonde, à deux pas du Centquatre. Au menu : gratin de blettes bio dans l'assiette et junk food de Lou Reed dans le texte. Du 1er au 10 octobre, l’artiste rend hommage à l'icône du Velvet Underground, "le prince de la nuit et des angoisses" comme le surnommait Andy Warhol. Le projet s'intitule "Run, Run, Run". Une course ralentie dans les bas-fonds new-yorkais, au rythme monocorde du phrasé-chanté de Reed, parmi une galerie de gueules cassées et d'anges androgynes déchus. Des chants de Loizeau pour croquer l'animal rock.

Quelle était l'idée de cet hommage : coller à l'homme et à sa galerie de freak brothers ou traiter plutôt l'aspect musical du punk-rock velvetien ?
Un mélange des deux, mettre en exergue à la fois la parole de Lou Reed et l'univers musical du Velvet. J'ai toujours été attirée par ce groupe, par son humour décapant, son insolence, mais aussi par tous ses portraits d'hommes ou de femmes, parfois on ne sait pas, aux parcours tragiques. Je souhaitais que les spectateurs baignent dans un magma sonore et qu'ils soient happés par des sons, des voix, qu'il n'y ait pas d'applaudissements entre les morceaux. Qu'ils parcourent la pensée de cet artiste grinçant, qui était avant tout un animal d'une rare intelligence. Voilà pourquoi ce spectacle se conclut par la voix de Lou Reed, tirée d’un enregistrement de la lecture publique qu'il donna ici même en 2008.

Tu reprends "Sunday Morning", "Ecstasy", "Walk on the Wild Side", "Pale Blue Eyes" etc. Comment as-tu choisi les titres dans le vaste répertoire du Velvet et de Lou Reed ?
Je me suis appuyée sur son recueil des textes publié au Seuil, "Traverser le feu". Avec mon équipe (le guitariste Csaba Palotaï, l'actrice Julie-Ann Roth et le scénographe Samaël Steiner), nous avons cons-truit une plongée dans l'intime, comme un moment de recueillement. Avant de mourir en 2013, Lou Reed souhaitait qu'on le reconnaisse comme un poète et non un simple chanteur. Ce spectacle m'a permis de redécouvrir toutes ces chansons avec lesquelles on a grandi sans, parfois, en saisir toute la profondeur J'ai choisi des titres qui pouvaient coller à mon univers. Pas question de faire le jukebox, je voulais m'approprier son monde et m'y fondre de manière crédible. Qu'on puisse se dire, même si cela paraît prétentieux, que j'aurais pu avoir besoin de dire ces choses-là.

Qu'est-ce qui t'a touché dans ses thèmes de prédilection : l'homosexualité, l'addiction, le désespoir, la marginalité, la mort ?
J'ai découvert "Take a Walk on the Wild Side" à l'âge de treize ans, sans en comprendre la portée. Le véritable déclic a été le Velvet Underground, bien plus tard, car cette musique était si loin de mon cursus de pianiste classique. J'aimais l'impertinence de ce groupe, son côté "rien à foutre" de la mise en place et de la justesse, une musique animale avec des tex­tes grinçants et à mourir de rire. Un peu comme Bob Dylan quand il est ouvertement méchant. L'irrévérence m'amuse beaucoup, particulièrement aujourd'hui, où tout est si lisse de peur d'être récupéré. Les gens qui savent taper là où ça fait mal, et qui n'ont pas peur de le faire, deviennent de plus en plus rares. Et puis, Lou Reed avait une vraie tendresse pour les personnages brisés qu'il décrivait, une empathie pour leur déchéance.

Vos univers sont très éloignés  : d'un côté, on a l'urgence rock et la réalité sordide de Lou Reed, de l'autre ta poésie onirique  ; les guitares saturées contre les dentelles de piano. Quels pourraient être les ponts entre vos deux mondes ?
Difficile de répondre... Peut-être la révolte car c'est un sentiment qui fait partie de mon éducation. C’est un moteur qui me parle, sur beaucoup de sujets, même si je ne fais pas de la chanson engagée. Lou Reed non plus d'ailleurs, il était plus dans la rage, une souffrance qui s'exprimait par la colère. Bref, même si ce n'est pas visible de prime abord dans mes morceaux, j'ai cela en moi...

On trouve cette forme de noirceur dans ton dernier album (Mothers & Tygers, 2012) à travers l'adaptation d'un poème de William Blake sur son enfance et la mort, "Tyger" qui évoque la disparition de la chanteuse Lhasa ou encore "Vole le Chagrin des Oiseaux" sur le drame syrien. Tu parles de fantômes, Lou Reed de morts-vivants...
Oui, il y a toujours quelques nuages noirs au-dessus de mes chansons, comme au-dessus des siennes. Mu-sicalement, j'ai toujours aimé le grand écart entre les ballades mélancoliques et les chansons cabaret, les musiques théâtralisées, "kurt weilliennes", l'une de mes grandes influences. C'est ce qui m'a séduit chez le Velvet, des chansons complètement barrées comme "I'm sticking with you" ou "Small Town", un portrait d'Andy Warhol politiquement incorrect sur un homosexuel reclus dans un village paumé et que tout le monde regarde de travers.

As-tu eu l'impression de devoir dompter une bête blessée ?
Non, plutôt une étrange impression d'être ballottée entre l'ombre et la lumière. Je n'ai pas les mêmes combats que Reed, la perte de soi, la déchéance à travers l'addiction, le rejet de l'homosexualité... C'était un homme furieusement humain. Mais sa noirceur était lumineuse, comme par exemple sa propension à utiliser l'intervalle de la seconde, une grille assez simple, ou la douceur de son parlé-chanté. Je suis remontée de cette plongée apaisée. J'ai peu de respect pour les gens qui se placent au-dessus des autres, tout l'inverse de Lou Reed qui pouvait pourtant être odieux avec les journalistes notamment, parce qu'il était en colère, qu'il se heurtait à des murs d'incompréhension, au travers des questions débiles qu'on lui posait et des portraits ridicules qui en résultaient. Lui avait le courage d'envoyer valser tout ça et de refuser cet autre type de violence.

—  Ben

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