Chroniques berlinoises
Ils avaient envie de village et de friches culturelles. Le trio bordelais s'est exilé à Berlin, de longs mois en autarcie, pour accoucher de ce captivant nouvel album, Dolziger Strasse 2 (Universeul/Tôt ou Tard), révélateur en creux de son époque, entre bouffées d'oxygène électro et vapeurs de vodka frelatée. Longtemps considéré comme un ovni du hip hop, plus que jamais franc-tireur du flow mid-tempo, Odezenne fait tomber d'autres murs.

Pourquoi partir à Berlin pour enregistrer ce nouvel album ?
Mattia : C'est une ville très agré-able à vivre, très calme comparée à Paris, qui dégage une atmosphère particulière avec son côté village : entre notre appartement et le studio, il y avait à peine vingt minutes de marche, durant lesquelles, parfois, nous ne croisions personne. Nous étions dans un cocon...
Alix : Nous avons toujours eu besoin de nous replier pour composer, nous isoler du reste du monde, par-tir sur une île déserte en quelque sorte. Nous sortions juste pour faire ce chemin... en nous arrêtant dans quelques bistrots pour siroter un petit whisky ou une vodka...

Au sujet de la vodka, si j'en crois la chanson du même nom - un titre éthylique servi par un flow au ralenti, une basse qui tangue et une descente de guitare -, il a dû y avoir pas mal de haltes au bar...
Jacques : Ce titre est né d'une boucle de Mattia qui m'inspirait. Or, que représentait Berlin pour nous ? C'est vrai que le soir, nous allions parfois boire des shots de vodka. Le côté très lancinant de la scansion rejoint l'instru sobre de Mattia, à l'image de la vodka qui est un alcool de pommes de terre très simple dans sa fabrication. Du coup, on a écrit ce titre à quatre mains avec Alix, sur le thème de l'envie de boire de la vodka. Et non d'être ivre. Pour l’anecdote, j'ai enregistré une prise de retour du café, bien attaqué (sourire), mais on ne l'a pas gardée, car elle ne collait pas au propos.

Cet album évoque la trilogie berlinoise de Bowie de 1977-79, avec tous ces passages de synthés hypnotiques, métalliques, un décor à la fois froid et fiévreux. Etait-ce une référence ?
Mattia : Nous avons baigné dans cette atmosphère industrieuse, froide en effet, avec des graffitis peints un peu partout. Notre studio était d'ailleurs situé dans un vieux complexe artistique, compre-nant des salles de théâtre, de répétition ; nous croisions des mu-siciens qui jouaient du rock progressif. Comme Bowie, nous avons forcément infusé... D'ailleurs, nous avons joué sur un antique clavier Chamberlain qui avait été acheté en France, au château d'Hérouville (où Bowie enregistra une partie de l'album Low en 1977, ndlr), et qui avait servi sur sa trilogie berlinoise.

Vous avez remplacé les samples par des nappes de synthés et des lézardes de guitare. Peut-on parler d'un virage musical ?
Mattia : Il avait été amorcé avec l'EP Rien, qui a été le déclencheur d'une nouvelle direction artistique. En effet, il n'y a plus de breaks, ni de cuts dans tous les sens, cette dimension "production" du son, tout ça a disparu naturellement. Nous avons acheté pas mal d'instruments, un Prophet 5, un Vox Con-tinental, l'orgue des Doors mais que je joue vraiment moins bien (rire), des boîtes à rythmes... Bref, on a investi dans les légendes de l'analogique.

Vous avez également taillé dans l'os au niveau des voix : moins de mots, plus d'images, un flow mid-tempo. Besoin d'épurer le propos  ?
Jacques : Clairement. Cela faisait longtemps qu'on voulait aller dans cette direction, à l'image de l'EP pré-cédent. L'idée ? Epurer au maximum pour dire le moins de conneries. Aujourd'hui, on ne fait plus du hip hop mais une certaine forme de chanson, qui n'a pas besoin d'autant de strophes. Quand tu écoutes le rap, il y a du blabla dans tous les sens, les MCs enchaînent les idées et les jeux de mots ; s'ils restaient sur trois allitérations, ça serait top, mais ils en pondent douze, d’où pas mal de ratés. Ralentir le flow, c'est sortir de la cadence pour se con-centrer sur l'émotion.
Alix : Epurer, c'est aussi une recherche mélodique, faire sonner un quatrain en lui laissant plus de place, de résonance.

Contrairement à la majorité des rappeurs, vous n'êtes jamais dans la charge frontale. Pas envie de jouer les porte-parole ?
Alix : Ce n'est pas notre vocation, nous ne sommes pas sociologues, même si nous avons déjà écrit des textes qui brocardaient certains aspects de la société. Mais il s'agissait-là d'une humeur, non d'une mis-sion ni d'une volonté de jouer les donneurs de leçons.

A ce sujet, Libération a publié fin octobre un article intitulé "Qu'attend le rap pour remettre le feu ?". Qu'est-ce que ça vous inspire ?
Jacques : Que ce sujet n'intéresse que les médias. Moi, j'ai 34 ans, j'ai fini de me battre à la sortie du collège !
Alix : Il y a toujours eu cet aspect contestataire dans le rap, et on y reviendra, mais aujourd'hui, je ne me sens pas concerné par tout ça...

Jusqu'ici, Odezenne était perçu comme une OVNI de la scène hip hop. Aujourd'hui, on a l'impression que vous avez définitivement pris vos distances avec cette scène.
Alix : Non ! Un exemple : le morceau "Vodka" n'a pas plus sa place dans un bac de rap que dans celui d'un autre style. Et on s'en fout !
Mattia : Le hip hop a été un moyen de s'exprimer à nos débuts, mais ça n'a jamais été notre seule famille musicale.

Pour clore ce chapitre rap, dans "Tu pu du cu", vous vous moquiez du rap game, déguisés en clown. Quel regard portez-vous sur cette scène et ses codes ?
Alix : C'est un titre écrit en 2001.
A l'époque, nous avions juste envie de nous taper cet ego trip, un passage obligé dans le hip hop. C'était un exercice de style, un regard de biais, voilà tout.

A l'image du titre "Satana", il se dégage une atmosphère inquiétante, opaque, tout au long de l'album. Une sorte de plongée dans les bas-fonds. Y a-t-il eu un élément déclencheur ?
Les trois de concert : Berlin !

Une année difficile si j'en crois les paroles pessimistes et un poil morbides ("Il suffira d'une pelle pour reboucher mon trou/Nous sommes d’ceux qui appellent/ Avec une corde au cou").
Jacques : Ce titre reflète l'état d'esprit dans lequel nous étions, loin de chez nous, un peu paumés dans cette ville inconnue, sans parler la langue...

D'ailleurs, on ne retrouve plus ces titres récréatifs au premier abord ("Tu pu du cu", "Lapinou Cokinou", "Je veux te baiser") qui égayaient vos précédents albums.
Jacques : C'est vrai, ce n'était pas l'humeur de Berlin. Il y a un poids historique dingue qui te tombe dessus. Nous logions dans Berlin Est et passions parfois à l'Ouest, confrontés à deux mondes. Nous longions régulièrement ces grands bâ-timents assommants, sur lesquels des inscriptions informent les passants qu'ils furent repris par les com-munistes aux nazis.
Alix : Ou comme le bar situé en bas de chez nous, genre PMU local, qui dégageait une atmosphère cramoisie de fin de vie (rire) .
Jacques : Leur whisky était abomi-nable, pire que n’importe quel tord-boyau que tu puisses trouver en France ! (ils rigolent tous)
Mattia : Moi, j'ai l'image d'un dis-tributeur de billets cassé. Tu te dis qu'ils vont le réparer, mais il est tou-jours hors service au bout de trois mois (rire).

Un mot sur le business. Pourquoi avoir lancé votre propre label, Universeul ? Marre d'être barrés par les labels ?
Alix : C'est nous qui nous sommes barrés ! Nous n'avons pas connu d'expériences foireuses, mais nous les avons senties venir, alors nous avons préféré lancer notre propre label. Comme il était compliqué de tout gérer tout seul, on a sous-traité une partie à Tôt ou Tard, mais nous gardons le contrôle sur l'artistique, la production, les clips...

Pas de problème avec Universal au sujet du nom...
Alix : Non, ils nous ont même approchés pour nous signer au moment de notre Olympia, en mars dernier. Ils nous ont fait une offre concrète que nous avons refusée car nous redoutions le côté "chaises musicales", d'être baladés de label en label. Je ne remets pas en cause la sincérité des gens qui travaillent en major, mais ce système ne nous convient pas.

—  Ben

En savoir plus

Retour